August 2020  — Le projet mediatique August2020 (august2020.info) a pour objectif de recueillir et de publier des temoignages de torture, de passage a tabac et d'abus commis par la police lors de la repression des manifestations pacifiques postelectorales au Belarus en 2020.

Tortures et violences en 2020 : l’histoire de Ivan

« On l’emmène dans la forêt ou on le rend handicapé ? » La réponse est tombée : « Pas le temps, on le rend handicapé ! »

Déjà au début de la campagne électorale de 2020, Ivan a affiché ses opinions politiques. Il a également participé aux manifestations en août, sans conséquences malheureuses pour lui, mais a été arrêté le 25 octobre alors qu’il rentrait d’un autre rassemblement. Pendant une heure, douze personnes l’ont passé à tabac. Heureusement, il a survécu, a suivi une longue rééducation à la suite de ses blessures et a bien l’intention d’obtenir justice. Même après avoir quitté le pays, il continue à déposer des plaintes auprès des services du ministère de l’Intérieur du Bélarus et des organisations internationales.

Agression, minibus, violences

Pour Ivan, cette histoire a commencé en mai 2020, lorsqu’un ami lui a proposé de l’aider à collecter des signatures pour la candidate S. Tikhanovskaïa. Ivan était le coordinateur pour le district Maskoùski à Minsk et distribuait des tracts. Tout était calme : il n’y a eu aucun incident ni provocation. En août, après l’annonce des résultats de l’élection, Ivan a participé à toutes les manifestations. Il se trouvait toujours au cœur de l’action : sous ses yeux, un fourgon de police a écrasé la jambe d’un des manifestants ; il se tenait à quelques centaines de mètres de l’endroit où A.Taraïkoùski a été tué, fuyant lui-même des coups de feu. En automne, Ivan a continué à être actif.

– Le 25 octobre, mon ami et moi sommes allés à une marche de protestation où nous avons rencontré Haravets (journaliste d’une chaîne télévisé d’État qui figure sur la liste du Tribunal du peuple – note de August2020). Nous sommes des personnes bien élevées ayant fait des études supérieures, nous lui avons dit bonjour, nous avons même un peu discuté avec lui et l’avons averti du danger. Il voulait trouver la tête du cortège et nous l’y avons conduit. Un moment plus tard, nous l’avons vu entouré par la foule. Une marche réunit des milliers de personnes et d’émotions différentes. Nous avons réalisé que le journaliste risquait d’être blessé et nous avons donc essayé de retenir les gens. D’accord, il raconte des mensonges et montre des saletés à la télé, mais il reste quand même un humain et devrait être puni par d’autres moyens.

C’était le chaos total, et mes amis ont failli eux-mêmes passer pour des provocateurs. Le journaliste a réussi à s’échapper. L’incident semblait être terminé. Mais il s’avérera plus tard que ce n’était pas le cas.

Vers 17 heures, le cortège s’est dispersé et les amis se sont dirigés vers leur voiture pour y laisser les drapeaux. Ils sont allés chercher de la glace et de l’eau dans une supérette. Sur leur chemin de retour, un minibus leur a barré la route.

– Nous ne nous attendions pas à cela. Nous marchions tranquillement tous les deux, il n’y avait plus de rassemblement. Et les voilà qui courent vers nous. Mon ami a réussi à s’enfuir, alors que moi, j’ai fait tomber mes clés de voiture en traversant la rue. Je me suis arrêté pour les ramasser. Oui, je me suis permis cette folie. J’ai trébuché à la hauteur d’une agence de banque Dabrabyt et les policiers antiémeute m’ont attrapé, m’ont pris sous les bras et m’ont emmené.

Je leur ai dit plusieurs fois que je ne résistais pas, pour éviter d’être inculpé par la suite de résistance à agent de la force publique. Mais est-il possible de leur parler ?! L’un d’eux s’est mis à me donner des coups de poing au plexus solaire. Ils m’ont emmené dans le minibus où j’étais accueilli avec les propos suivants : « T’es foutu, salaud ! » Ils m’ont jeté au sol et se sont mis à me rouer de coups de pied et de bâton. Il ne s’agissait pas d’une matraque en caoutchouc, mais bien d’un bâton de fer. Avant le passage à tabac, je les ai entendus se poser la question : « On l’emmène dans la forêt ou on le rend handicapé ? » La réponse était : « Pas le temps, on le rend handicapé ! »

– J’étais la seule personne détenue dans ce minibus. Et vous savez, il y a de différentes manières de battre quelqu’un, on peut aussi l’abattre comme un porc. Ce n’est que plus tard, sur un lit d’hôpital, que j’ai appris la nouvelle de la mort de Roma Bandarenka : cela ressemblait à ma situation, ils l’avaient également battu dans un minibus. Lorsqu’on n’y est pas seul, quand il y a des témoins, il leur est difficile de faire des trucs absolument vilains. Mais lorsqu’on est seul et ils sont à douze, il n’y a plus question de l’échapper belle. J’aurais bien pu ne pas survivre. Lorsque j’étais alité pendant plusieurs mois de rétablissement, je me suis rappelé beaucoup de choses et j’ai beaucoup compris. 

Ils m’ont emmené dans le minibus où j’ai été accueilli avec les propos suivants : « T’es foutu, salaud ! » Ils m’ont jeté au sol et se sont mis à me rouer de coups de pied et de bâton.

Ivan est bien fort physiquement et mentalement. Diplômé de la faculté d’éducation physique en 2008, il a ensuite fait son service militaire et a fait ses études à la faculté du droit pénitentiaire de l’Académie du ministère de l’Intérieur. Il a aussi servi dans une colonie pénitentiaire pour les athlètes en tant que chef d’équipe. Mais il a démissionné en 2010, entre autres en raison des événements politiaues dans le pays (il y a eu également une élection présidentielle et des manifestations cette année-là).

– Tous ceux qui travaillent avec des détenus sont formés à réprimer des émeutes, à libérer des membres du personnel pris en otage et à gérer d’autres situations. Ces compétences se sont avérées utiles dans le minibus, je me suis bien protégé : les pieds ramenés sous moi, le menton sur la poitrine, les bras près de la tête. En position du foetus, essayez un peu de me faire mal. Cela a duré pendant environ 5 à 10 minutes. C’était supportable, mais l’un des policiers antiémeute s’est rendu compte que leurs coups étaient inefficaces, alors il a attaché mes mains avec un collier de serrage en plastique. Il m’est devenu quasiment impossible de me protéger des coups et, dans cette position, on m’a battu pendant environ une heure.

Ivan se rappelle les tortures. Ayant allumé la caméra, ils ont posé encore et encore une seule question : « As-tu frappé le journaliste de télé ? » Ivan répondait toujours non. Ils on répétée la question environ cinq fois, mais is n’ont pas pu conduire Ivan à s’auto-incriminer. Plus ils ont « trouvé » l’auteur présumé des agressions contre le journaliste et il a écopé de trois ans de prison.

– Je me souviens qu’ils passaient le relais constamment : ils s’épuisaient à me battre. Je m’évanouissais régulièrement : les coups visaient précisément ma tête. Craignant de me faire casser le crâne, j’ai rampé comme une chenille et caché ma tête sous un siège. Et c’est là que j’ai perdu complètement connaissance. Peut-être, dans une certaine mesure, cela m’a sauvé. Ils m’ont jeté dehors près du commissariat de quartier Savetski en disant : « C’est ton deuxième anniversaire ».

Deuxième anniversaire, commissariat du quartier Savetski, fourgon de police

Les agents du commissariat de quartier ont giflé Ivan et lui ont versé de l’eau dessus, essayant de lui faire reprendre conscience. Mais il ne revenait à soi qu’un instant, puis s’évanouissait à nouveau. Deux heures plus tard, Ivan a repris ses esprits. Il avait du mal à réaliser ce qui se passait, il se rappelle seulement avoir entendu les mots « enlève tes lacets » et se souvient que quelqu’un a guidé sa main pour signer un papier. Trois heures plus tard, Ivan a réalisé qu’il était au commissariat de quartier. Là, on ne l’a plus battu (on pourrait même les remercier pour cela), mais tout son corps faisait mal et brûlait terriblement, et il ne pouvait pas marcher tout seul. Ivan a donc été traîné sous les bras d’un garde à l’autre.

– Je juste gémissais, ne comprenant pas où cela faisait mal et ce qui était cassé. Mais même dans cet état, je n’ai pas accepté l’accusation en vertu de l’article 23.34 parce qu’elle disait : « Près de la Stèle, 28 avenue Peramojtsaù ». Mais quelle Stèle ? Mensonge ! S’il était écrit que j’avais participé, j’aurais probablement accepté de signer dans cet état. Mais j’ai donc écrit : « Pas d’accord». C’était la fin de l’aventure au commissariat.

Près du fourgon de police, l’un des agents a demandé en me pointant du doigt : « Et celui-ci, qu’est-ce qu’il a ? » Et la réponse était : « Celui-ci a été mordu par une matraque ! » Et ils ont éclaté de rire

On m’a conduit à un fourgon de police pour emmener à Akrestsina. Escorté par un jeune homme, je lui ai demandé : « Pourquoi m’a-t-on battu comme ça ? » Et voici sa réponse : « Je suis nouveau ici, je ne suis pas au courant de ce qui se passe. » Ça alors ! Près du fourgon de police, l’un des agents a demandé en me pointant du doigt : « Et celui-ci, qu’est-ce qu’il a ? » Et la réponse était : « Celui-ci a été mordu par une matraque ! » Et ils ont éclaté de rire. Là, ils m’ont mis dans cette cellule exigüe, tellement étroite qu’on l’appelle « un gobelet ».

En montant dans le fourgon de police, Ivan a remarqué un drapeau blanc-rouge-blanc sur le sol. Il l’a contourné avec précaution et, garçon costaud, s’est niché assis de travers dans le « gobelet ». Puis encore en détenu l’y a rejoint.

– Lui, il avait les cheveux teints, tout tendance, 19 ans environ, et moi, chauve et barbu. Le fourgon a roulé un moment puis s’est arrêté. Alors un spectacle a commencé : en pointant le drapeau sur le sol ils nous disaient : « Eh bien, combattants, (moi, ils m’appelaient « La Barbe »), c’est ainsi que vous aimez votre drapeau ? » Cette cellule a un petit vasistas pour laisser passer l’air, un poing y passe à peine. Je ne fume pas et le jeune qui était avec moi non plus, mais le garde nous y a soufflé plein de fumée. On étouffait dans cet espace exigu et sombre. Et le garde ne cessait de crier : « Restez éveillés ! »  C’était comme si on nous avait mis une cuvette sur la tête et on y tapait dessus. C’est particulièrement dur sur le plan psychologique, il faut savoir s’abstraire de ce qui se passe.

Le fourgon avec les détenus est resté immobile pendant environ deux heures avant d’arriver à Akrestsina. Ivan a été menacé de six ans de prison. Les gardes ont également importuné le compagnon d’Ivan, il voulaient lui couper les cheveux (curieusement, ils avaient une tondeuse portative). Ivan n’en pouvait plus et a dit : « Tu veux lui couper les cheveux pour rire ? Vas-y, coupe ma barbe, mais ne touche pas au petit ! » Les convoyeurs se sont tus et ont fermé la cellule. D’ailleurs, ce jeune homme a ensuite beaucoup aidé Ivan à Akrestsina.

Akrestsina, douleur insupportable, procès

– Quand nous sommes finalement arrivés sur place, une médecin m’a dit d’enlever mes vêtements. Quand je l’ai fait, elle a appelé deux autres collègues. Ils m’ont examiné,en poussant des « oh ! » et des « ah ! ». Et moi, je me demandais : est-ce vraiment si grave ? Que voient-ils de si effrayant ? Ils m’ont donné une poignée de pilules en disant : « Si tu as trop mal, appelle-nous ! » C’était bizarre : je me sentais déjà mal comme ça, et je ne savais pas ce qu’ils voulaient dire par « trop mal ». Mais les pilules m’ont fait un peu de bien, j’ai même réussi à dormir pendant deux heures.

Le matin, je n’ai pas pu me lever. On nous forçait à nous tenir debout, mais je m’effondrais par terre. En m’appuyant contre un mur, je pouvais tenir pendant 20 minutes. C’était ma colonne vertébrale qui posait problème : j’éprouvais une douleur lancinante après chaque mouvement mal calculé. La médecin m’a redonné une poignée de pilules et n’est partie qu’après s’être assurée que je les avais toutes prises. D’ailleurs, les mecs de la cellule ont également été choqués au vu de mon dos : « Ce sont des brodequins, tu imagines ? T’as une empreinte de brodequins sur ton dos, comme dans la neige. » Ces policiers antiémeute devaient avoir des brodequins à crampons, car j’avais des points rouges sur mon dos. 

« La médecin a commencé l’examen en appuyant sur la colonne vertébrale d’Ivan avec deux doigts : les jambes lui ont manqué. »

À midi, il y a eu un procès, ou plutôt une parodie de procès. Deux inconnus ont traîné Ivan dans une pièce où se déroulait une visioconférence. Jusqu’à la dernière minute, Ivan a cru qu’il s’agissait d’un entretien, et n’a réalisé qu’à la fin que c’est désormais ainsi que la justice était rendue. Dans cette pièce, à part lui, il y avait deux « témoins ». Le juge s’est mis à étudier le procès-verbal, qui indiquait une adresse erronée de l’arrestation d’Ivan. Malgré ses objections, l’un des témoins n’a cessé de mentir, affirmant qu’il y avait vu Ivan. Le juge a ignoré la proposition de regarder les images de la caméra de surveillance pour préciser le lieu de l’arrestation. Ce procès infâme a duré environ 20 minutes : Ivan a été condamné à 15 jours d’emprisonnement.

– On m’a ramené dans ma cellule, et à quatre heures de l’après-midi, je me portais si mal, j’avais de telles douleurs que je commençais à m’évanouir. Mon compagnon de cellule (ce jeune homme du fourgon de police) s’est mis à frapper à la porte, et les autres aussi, pour qu’on appelle l’ambulance. Un autre médecin est arrivé et j’ai été emmené dans le couloir. Après m’avoir examiné, il a crié : « Appelez le chef ! » Quelqu’un de la hiérarchie est arrivé et je suis resté là, écoutant inconsciemment leur dialogue :

– Je décline toute responsabilité, faites ce que vous voulez de lui !

– Quel est le problème ?

– C’est un traumatisme crânien, je suis sûr à 100%. Le médecin m’a regardé à nouveau et m’a demandé quand j’avais uriné pour la dernière fois. Et moi, je n’ai mangé qu’un peu de soupe pour le déjeuner. Je ne suis pas allé aux toilettes, et je ne crois pas que j’en serais capable. On m’a donné une bouteille vide et m’ont renvoyé dans ma cellule. Deux heures ont passé sans que je puisse faire pipi.

Ivan est à nouveau sorti de sa cellule pour être placé seul devant le bureau de la médecin. Elle lui a redonné un tas de pilules, ce qui l’a fait se sentir un peu mieux. C’était à 22 heures, alors que vers minuit, Ivan a été à nouveau déshabillé pour l’examen medical. La médecin, d’ailleurs, n’était pas surprise, mais le gardien, un jeune garçon, apparemment un novice, était impressionné. La médecin a commencé l’examen en appuyant sur la colonne vertébrale d’Ivan avec deux doigts : les jambes lui ont manqué. Mais il ne perdait plus conscience et pouvait même se tenir debout sur une jambe. Mais un seul faux mouvement provoquait une douleur aigüe et insupportable. La recommandation du médecin était de s’allonger et de dormir un peu. Au matin, Ivan se sentait « bien » par rapport à son état au commissariat de quartier, par exemple.

– Vous savez, il y a différents stades du « légume ». Au premier, vous ne comprenez rien du tout. C’était le cas au commissariat de quartier. Le deuxième stade, je l’appellerais « demi-légume ». Et le troisième est celui où vous êtes conscient et pouvez supporter la douleur, même si vous ne cessez de tomber à cause de graves vertiges. Mais j’ai aussi fait une intoxication alimentaire à cause de cette soupe, et la diarrhée s’est ajoutée à tous mes maux. J’étais pâle comme la mort. Mon estomac s’est tellement tordu que je me souviens encore aujourd’hui de cette soupe (rires).

Le matin, la médecin est entrée dans la cellule et quand elle a vu l’état d’Ivan, elle a juré et appelé une ambulance. Deux jeunes filles sont arrivées. À la vue d’Ivan, les mains de l’une d’elles ont tremblé et l’autre a pleuré. Ivan s’est fait faire un cardiogramme urgent. Un conflit a éclaté entre les jeunes médecins et celle du centre de détention : comment pouvait-elle retenir une personne dans un tel état ? La médecin a rejeté les reproches : « Emmenez-le, si vous voulez. Croyez-vous que j’y tiens beaucoup ? »

« Les médecins semblaient être des « nôtres ». Elles ont été choquées par ce qui se passait : elles ont dû récupérer des gens réduits a des tas de chair de l’établissement correctionnel. »

Les médecins semblaient être des « nôtres ». Elles ont été choquées par ce qui se passait : elles ont dû récupérer des gens réduits a des tas de chair de l’établissement correctionnel. Est-ce normal ? J’ai eu une conversation avec la médecin :

– Tes blessures sont de nature criminelle. Comme tu veux, mais je les prends en photo. Je suis obligée d’envoyer ces photos aux autorités.

– Faites ce que vous trouver nécessaire.

– Écoute, ça a l’air effrayant, mais en gros, c’est bien. Tu as deux processus épineux fracturés, mais ils ne sont pas disloqués, tu n’as pas besoin d’une opération, il faut tout immobiliser et dans deux mois, tu pourras marcher. Les bleus auront guéri, la commotion cérébrale et le traumatisme crânien auront disparu au bout de deux semaines de repos au lit. Je te déconseille de rester ici et je peux te laisser partir car ils pourraient venir te chercher.

Ainsi dit, ainsi fait. Ivan est resté alité à la maison pendant plusieurs mois. Ce n’est que fin janvier qu’il s’est un peu remis et a repris ses esprits. Mais il n’a pas abandonné l’affaire et a écrit au comité d’enquête pour qu’une enquête soit menée sur l’infliction de dommages corporelles graves.

– Personne ne m’a appelé, alors c’est moi qui s’est mis à les déranger. On m’a dit au téléphone que l’enquête avait été terminée et le dossier clos par une ordonnance de non-lieu. La question de l’origine de mes blessures est restée sans réponse, bien sûr. Ils ont seulement dit que les agents des forces de l’ordre peuvent utiliser la force physique dans certaines situations. J’ai demandé :  « Était-ce des agents des force de l’ordre ? » Et j’ai reçu une réponse éloquente de leur part : « Nous ne le savons pas. »

Au fait, j’ai reconnu l’un des agents qui m’avait battu dans le bus. Il s’agissait d’Aliaksandr Yefimenka, un agent de la GUBOPiK (Direction principale de lutte contre la criminalité organisée et la corruption du ministère de l’intérieur du Bélarus – ndt). On s’était connus autrefois, mais il ne m’a pas reconnu, et moi non plus, d’ailleurs. Nous nous sommes vus il y a environ 15 ans. Il a une façon particulière de parler et lorsque j’ai entendu sa voix, j’ai eu un déclic : je le connais sans savoir d’où. Ensuite, j’ai eu quelques mois pour rester au lit et réfléchir. C’est grâce aux commentaires des connaissances que j’ai fini par le reconnaître. En effet, il s’est engagé dans la police.

« Au fait, j’ai reconnu l’un des agents qui m’avait battu dans le bus. On s’était connus autrefois… »

– J’ai déposé une nouvelle plainte et une enquête a été réouverte. Le 20 décembre, j’ai été informé que le délai l’enquête avait été prolongé. J’ai rappelé le 23 décembre, et Katsiaryna Andryanaùna Azarka (ma chargée d’enquête) a répondu que les résultats de l’examen médico-légal n’étaient pas encore prêts. Mais je savais que cet examen avait été mené le 18 novembre. Après les fêtes de fin d’année, à la mi-janvier, j’ai pris rendez-vous avec la cheffe de l’unité médico-légale. Pourquoi pas ? La cheffe m’a répondu qu’elle avait envoyé les résultats de mon examen au comité d’enquête le 23 décembre. J’ai rappelé la chargée d’enquête Azarko mais elle était en vacances. D’accord, ça arrive. Les autres chargés d’enquête ne savaient et ne répondaient rien. Je n’ai réussi à la joindre que vers mi-février. « Mais que voulez-vous ? Nous vous avons envoyé une réponse à votre adresse ! » a-t-elle dit. Mais je n’ai pas eu de courrier.

Plus tard, j’ai appris de mon avocat que l’affaire a été classée dès le 30 décembre, comme on dit, on entame la nouvelle année sans anciennes affaires. J’ai voulu consulter les documents et ensuite j’ai commencé à recevoir des menaces, j’ai été convoqué trois fois au сomité d’enquête auprès d’un autre enquêteur pour des raisons peu claires, la vérification des chaînes Telegram. Et la dernière fois que j’étais chez Azarko, elle m’a ouvertement menacé : « Si tu ne te calmes pas, on va te boucler ! Tu casses les pieds à tout le monde. Assez ! Sortez de mon bureau, dehors ! »

Je lui ai simplement ri au nez.

Ivan est maintenant en Pologne. Il y a environ une semaine, il a envoyé une requête à la Cour suprême par courrier recommandé. Et il attend les résultats.

– Honnêtement, je n’ai pas voulu quitter le Belarus jusqu’à la fin. L’initiative « Nach dom » et Volha Karatch (journaliste, personnalité publique et politicienne bélarussienne – ndlr August2020) m’ont dit de partir sans attendre, mais je voulais savoir la vérité. En janvier, j’ai envoyé une plainte à l’ONU et Volha Karatch en a déposé une autre auprès d’un tribunal allemand. Le fait est qu’ils ne peuvent pas cacher mes données personnelles, ils sont obligés de faire savoir à la partie intéressée par qui et de quoi elle est accusée. Et nous accusons l’État de torture. Même si je joue cartes sur table, n’importe ! Lorsque vous jouez sur le terrain de l’adversaire et il veut vous faire quelque chose, il le fera.

Très vite, Ivan a écrit au consul en joignant quelques justificatifs et a rapidement obtenu un visa humanitaire pour toute la famille. L’histoire du passage de la frontière mérite une attention particulière. Avant de partir, il a consulté le site Web du ministère de l’Intérieur pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’interdiction de sortie du territoire bélarussien. Tous les documents étaient en règle, mais la famille avec un jeune enfant a passé six heures à la frontière. Il y avait des interrogations angoissantes : où allez-vous ? Pourquoi faire ? Qui vous a aidé ? Puis un autre agent a poursuivi : Qu’est-ce que vous n’aimez pas ? Pourquoi partez-vous ? Avez-vous vendu votre appartement ? Ensuite a eu lieu une inspection approfondie de la voiture. Tout a été fouillé, même les poches.

– L’un des agents m’a dit doucement à l’oreille : « Verym, mojam, peramojam ! (« Nous croyons, nous pouvons, nous vaincrons ! », le slogan des manifestants bélarussiens en 2020 – ndt). On nous a ordonné de te fouiller. Nous attendons un appel, nous dirons que nous avons tout vérifié et tu partiras vers midi. Tu comprends, nous sommes surveillés par des caméras. » Au bout d’un moment, ils ont effectivement reçu un appel et nous avons enfin pu passer.

Ivan a récemment chargé son avocat d’aller prendre connaissance de l’ordonnance rendue dans son affaire. Elle dit qu’il a été arrêté au 8 rue Starajoùskaïa, les agents de police ayant réprimé ses actions prétendument illégales. Le hic, c’est que dans chaque appel, Ivan a donné cette même adresse, l’adresse de son arrestation réelle. Mais le procès-verbal de l’arrestaion et l’interrogatoire des témoins donnent l’adresse 28 avenue Peramojtsaù en précisant le motif : « Il a crié : Vive le Bélarus ! » Ni le commissariat de quartier ni le tribunal n’ont accepté les témoignages et les arguments d’Ivan, et maintenant le comité d’enquête lui-même confirme que son arrestation a bien eu lieu à une adresse différente. Soit le chargé d’enquête s’est trompé en menant l’enquête, soit il l’a menée correctement, mais alors ce sont les officiers du commissariat de quartier qui sont dupes car ils ont fourni de faux témoignages. Ils se sont mis au pied du mur tout seuls.

– Lorsqu’on dit la vérité, il est plus facile de vivre et de respirer. Ils ont dit trop de mensonges. Quel choix reste à la Cour suprême ? J’ai également demandé une protection internationale, mais il y a des nuances. Si la situation ne change pas dans le pays, je ne pourrai pas y retourner avant cinq à sept ans, alors que mes parents sont assez âgés. J’en ai le cœur gros. Au cas où, je ne pourrai même pas être présent à leur enterrement. Mais je garde l’espoir et je crois que tout ira bien.

« Je ne pouvais rester sans rien faire. Ma famille a bien compris que, si nous restions, j’irais en prison »

– Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas rester au Bélarus. Je me suis regardé dans le miroir et me suis dit honnêtement que j’étais physiquement incapable de participer aux meetings ou faire autre chose. Vous croyez que je ne savais pas que toute cette paperasse était inutile ? Mais, d’abord, c’est une façon d’exprimer sa volonté, et puis, cela restera dans des archives pour nos descendants. Je ne pouvais rester sans rien faire. Ma famille a bien compris que, si nous restions, j’irais en prison. Un de mes amis, un batteur qui jouait pendant les marches, il a écopé de six ans. Il ne faut pas se presser pour aller en prison. Après le fourgon, j’ai compris que nous n’avons pas deux vies : aujourd’hui tu existes et demain tu n’es plus là. Et combien de personnes ont disparu… Je vis donc avec cette prise de conscience qu’il existe de tels minibus avec ces ordures dedans. Je ne sais pas ce qui les motive ni comment ils se justifient.

Nous n’avons pas pu faire l’économie d’interroger Ivan sur son état mental et psychologique.

– Vous savez, je viens moi-même d’un quartier défavorisé, j’ai participé à de nombreuses bagarres. Je n’ai pas de traumatisme psychologique, ni de ressentiment non plus. Bien sûr, je suis bouleversé par les événements, mais je remercie Dieu pour cette situation qui m’a permis de reconsidérer beaucoup de choses. D’ailleurs, je ne suis jamais allé en Europe. Et voilà que j’ai même pu reprendre ici mes activités sportives. J’avais ma propre entreprise au Bélarus, très bonne : on produisait du charbon pour les maisons de kebab et les cafés, et on faisait du camionnage. J’avais beaucoup à perdre. Après tout, là-bas, la vie était bien stable : il y avait tout pour s’épanouir, vivre et élever son enfant. J’ai dû tout abandonner et maintenant je vais être un chauffeur de taxi en Pologne. Mais c’est comme ça, c’est une nouvelle étape de ma vie qui commence.

P.S. Ivan a déposé une plainte auprès du comité d’enquête. L’affaire a été close par une ordonnance de non-lieu. Les blessures ont été documentées.

Auteur : équipe du projet August2020

Photo : équipe du projet August2020

Bouton retour en haut de la page